À la naissance, les cerveaux des garçons et des filles ne diffèrent qu’en ce qui a trait aux fonctions de reproduction. Les enfants de 0 à 3 ans ont donc les mêmes aptitudes cognitives (intelligence, capacités de raisonnement, de mémoire, d’attention, de repérage dans l’espace) et physiques, peu importe leur genre. Les différences qui se développent entre filles et garçons sont imputables à la plasticité du cerveau, c’est-à-dire à sa capacité à se transformer selon ses apprentissages et son environnement. En ce qui concerne les différences psychologiques ou comportementales entre les sexes, si elles ont tendance à s’accentuer de l’enfance à l’âge adulte, elles sont presque absentes chez les bébés et les jeunes enfants. Les seules différences observées à la naissance concernent la taille moyenne du cerveau, plus gros chez les bébés garçons, et l’activité motrice, légèrement plus importante chez ceux-ci. Quant aux autres différences comme l’expression verbale ou la préférence pour certains jouets, elles émergent entre l’âge de six mois et un an, âge auquel les enfants sont déjà soumis aux influences sociales, qui varient selon le genre de l’enfant. En somme, la variabilité entre les cerveaux individuels l’emporte sur la variabilité entre les sexes.
Développement de l’identité de genre
Si, à la naissance, il n’existe à peu près pas de différences entre les bébés garçons, filles ou intersexes, à l’exception des organes génitaux, l’enfant se forge tout de même peu à peu une identité de genre. À la naissance, le bébé n’a pas conscience de son genre ou de son sexe. L’enfant l’apprend progressivement à mesure que ses neurones se connectent et que ses fonctions cognitives se développent. Selon la théorie cognitivocomportementale de Kohlberg, l’acquisition du concept de genre chez l’enfant se fait en trois étapes.
Durant les trois premières années de sa vie, l’enfant se trouve à l’étape de l’identification de genre: il apprend à distinguer son propre genre et celui des autres en utilisant les caractéristiques physiques apparentes. Plus précisément, c’est vers l’âge de deux ans et demi que l’enfant possède les capacités mentales qui lui permettent de s’identifier au genre féminin ou masculin. Dès cet âge, les enfants ont des connaissances sur les rôles genrés, savent reconnaître les professions typiquement exercées par les hommes et les femmes, adoptent des activités et comportements genrés et choisissent des attributs faisant partie du genre auquel elles et ils appartiennent : jeux et jouets, habits, accessoires, etc.
Vers l’âge de 3-4 ans apparaît la stabilité du genre, où l’enfant comprend que le genre d’une même personne est stable dans le temps, soit que les filles deviendront des femmes et les garçons, des hommes. Toutefois, les enfants de cet âge ne considèrent pas le sexe ou le genre comme une donnée stable par rapport aux situations. Pour un enfant de cet âge, l’identité de genre dépend de l’expression de genre : un garçon qui porte une jupe devient une fille. À ce stade, les enfants considèrent donc les violations des rôles de genre comme inacceptables et incorrectes. La catégorisation des personnes se fait encore grâce à des attributs physiques. De plus, dès l’âge de trois ans, les enfants prennent conscience que les adultes se comportent différemment en fonction du genre de l’enfant. C’est à cet âge que les enfants adoptent, à des degrés divers, les stéréotypes de genre, d’où l’importance d’agir, dès la petite enfance, pour les déconstruire.
Cette stabilité du genre s’observe aussi chez les enfants trans, selon une étude menée auprès d’enfants de 3 à 5 ans ayant déjà réalisée une transition sociale, c’est-à-dire se présentant avec un pronom, un prénom et une expression de genre différents de ce qui leur a été assigné à la naissance. Les enfants trans montrent effectivement des comportements, préférences et croyances de genre comparables à leurs pairs cis, c’est-à-dire aux autres enfants dont l’identité de genre correspond à celle qui leur a été assignée à la naissance. Or, les enfants trans adhèrent généralement moins aux stéréotypes de genre et considèrent les violations des rôles de genre comme plus acceptables que les enfants cis.
Vers l’âge de 5-7 ans, l’enfant franchit l’étape de la constance du genre, où il ou elle intègre le fait que le genre d’une personne est constant en toutes circonstances, stable dans le temps et défini par la biologie, du moins dans une société qui détermine le genre d’une personne à la naissance, en fonction de ses organes génitaux. Les enfants trans, cependant, croiraient moins à la stabilité biologique de genre, selon l’étude de Fast et Olson. L’enfant réalise aussi à cet âge que l’identité n’est pas influencée par les changements d’apparence ou d’activités relatives au genre (donc par l’expression de genre), même si l’identité ne sera définitivement stable que vers 7 ans. D’autres études suggèrent toutefois que la construction de l’identité de genre est dynamique et peut se remanier au cours du développement ultérieur de l’enfant. À partir de cette phase de la constance du genre, il n’y a pas de différence entre les enfants cis et les enfants trans par rapport à leur façon d’exprimer leur genre (habillement, attitudes, etc.) ou à leurs intérêts, qui sont souvent conformes à leur identité de genre (jeux, loisirs, passe-temps).
D’où vient cette socialisation genrée?
Si les enfants disposent des mêmes capacités à la naissance, peu importe leur genre, comment se fait-il qu’après seulement quelques années de vie, ils et elles aient développé des comportements et adopté des rôles fortement liés à ce qu’on attend des enfants de leur genre ? Les capacités innées des enfants, invariables selon le genre, sont en fait modelées par l’environnement18. L’éducation reçue dans la famille et au service de garde éducatif joue donc un rôle de premier plan dans la cassure entre ce qui est présenté dans l’espace public et l’intériorisation de ces observations chez les enfants ou dans le renforcement des stéréotypes.
La famille constitue le tout premier lieu de socialisation pour l’enfant, qui y apprend les rôles genrés par observation d’abord de ses parents (surtout dans les familles hétéroparentales), qui effectuent un renforcement différencié plus important pendant sa deuxième année de vie. Beaucoup de travaux ont montré que l’entourage d’un bébé ou d’un enfant n’a pas les mêmes attitudes avec celui-ci ou celle-ci selon son genre, et ce, même avant la naissance de l’enfant : on décore la chambre différemment selon le sexe attendu du bébé, on lui achète aussi des vêtements et des jouets différents, etc. Une expérience menée auprès de nouveau-nés a montré que les parents décrivaient les garçons comme « grands, costauds et forts » et les filles comme « petite, mignonne et fragile ». Plusieurs études ont même montré que les parents réagissaient plus favorablement quand leurs fils jouaient avec des outils et des camions et leurs filles, avec des poupées ou des bijoux. On note ainsi que « les parents prennent en charge les filles, les entourent et les maternent. Les filles sont censées être obéissantes, dociles et ordonnées, et ont moins de choix dans leurs activités. “Elles apprennent à dépendre des adultes plutôt que de compter sur elles-mêmes. Elles devinent les comportements attendus d’elles par leurs parents et autres adultes, les intériorisent et agissent en fonction d’eux” (Duru-Bellat 1990 : 97). Elle signale par ailleurs que ces attitudes et conduites des parents sont reprises par le personnel éducateur dans les institutions scolaires qui poursuivent donc la socialisation familiale ».
Dans les familles hétéroparentales, « ce sont les mères qui influencent davantage les comportements; ainsi, les filles dont les mères ont des comportements stéréotypés adoptent à leur tour ces comportements, et les fils des mêmes mères, adoptant les comportements de ces dernières, affichent des comportements moins stéréotypés pour leur genre ». Certaines études ont aussi montré que les enfants de mères lesbiennes ressentaient moins de pression à se conformer aux stéréotypes de genre et adoptaient moins de comportements discriminatoires envers l’autre genre. Des études semblables auprès de pères gais n’ont pas été répertoriées.
Quant à l’influence de la fratrie, « les aînés ont tendance à être plus influencés par leurs parents, tandis que les cadets tenteraient davantage d’adopter les comportements et les attitudes de leurs aînés (McHale et coll., 2001). Les enfants qui ont un frère ou une sœur de même sexe, mais plus âgée, tendent à adopter plus de comportements liés à leur sexe que ceux ayant un grand frère ou une grande sœur de sexe opposé ». Somme toute, l’interaction avec l’environnement familial va orienter les goûts, les aptitudes et les traits de personnalité en fonction des normes du masculin et du féminin de la société dans laquelle l’enfant évolue.
Le service de garde éducatif et les maternelles 4-5 ans constituent eux aussi un milieu où plusieurs normes, attitudes, habitudes et savoirs sont inculqués à l’enfant et où il ou elle apprend ce qu’il est souhaitable, voire raisonnable, de viser pour sa vie adulte. La socialisation différenciée selon le genre qui y est faite reproduit non seulement les inégalités entre les femmes et les hommes, mais amoindrit du même coup les chances des tout-petits. Une étude réalisée en France a montré que le personnel éducateur en service de garde à la petite enfance avait des attentes et des propositions d’activités stéréotypées envers les enfants selon leur genre et ne les traitait pas de la même manière. Les éducateur·ices tolèrent par exemple plus les comportements indisciplinés chez les garçons que chez les filles et laissent les garçons monopoliser l’espace sonore par leurs prises de paroles plus fréquentes.
Les pairs, que ce soit en milieu de garde éducatif ou ailleurs, contribuent aussi à la socialisation genrée des enfants. Dès l’âge de trois ans, on remarque que les enfants jouent déjà dans des groupes de même genre, ce qui renforce les comportements de genre. L’influence des pairs serait plus marquée chez les garçons : au moment où ils savent à peine marcher, ils accordent déjà plus d’attention aux réactions des autres garçons face à leur comportement qu’à l’éducatrice ou à l’éducateur. Cette tendance se poursuit et peut même s’accentuer avec l’âge.
Enfin, l’environnement matériel de l’enfant (jouets, médias, livres, etc.) exerce lui aussi une influence sur son adhésion aux stéréotypes de genre. Le jeu permet à l’enfant d’acquérir et d’exercer des habiletés motrices, cognitives et sociales qui auront un impact majeur sur son développement ultérieur. Divers travaux ont montré un lien entre la pratique de jeux de type visuospatial (jeux de blocs et autres jeux de construction) et les résultats à des tests d’aptitudes visuospatiales. Les activités de jeu pourraient exercer une influence plus marquée encore sur les choix de vie et de carrière des filles et des garçons.
Depuis sa naissance, l’enfant évolue en effet dans un environnement genré : la chambre, les jouets et les vêtements diffèrent selon le genre de l’enfant. Les parents et les autres adultes offrent des jouets différents aux filles et aux garçons bien avant qu’ils en fassent la demande ou manifestent des préférences clairement distinctes, renforçant l’adhésion aux stéréotypes. Ces agents de socialisation contribuent aussi à renforcer les rôles genrés : « par exemple, les enfants savent très bien s’orienter dans un magasin de jouets et reconnaître l’espace qui leur est destiné. En effet, pour beaucoup de jouets il y a une version fille et une version garçon, comme le vélo rose et le vélo bleu. Il s’agit d’une stratégie de vente pour inciter les parents à consommer davantage. Il devient difficile de passer le vélo rose de la grande sœur au petit frère », et cela renforce les stéréotypes. Plusieurs jouets destinés aux filles les incitent déjà fortement à consacrer une attention particulière à leur apparence physique, renforçant ce stéréotype chez elles : les trousses de maquillage, les accessoires de coiffure et de manucure, les jeux d’habillage, etc. L’univers des princesses, où la beauté est mise de l’avant comme une caractéristique d’importance primordiale, amène les jeunes filles à miser très tôt sur leur apparence.
Sexe et identité de genre
L’identité de genre est décrite comme le sentiment intrinsèque d’être un garçon ou une fille, ou encore de se situer quelque part entre ces deux pôles (ou de ne pas se sentir appartenir à un genre). Il n’y a donc pas de lien entre l’identité de genre et l’orientation sexuelle, qui fait référence à l’attirance physique ou amoureuse ressentie envers les personnes d’un ou plusieurs genres. Les recherches suggèrent que l’identité de genre est établie dès l’âge de trois ans. Un jeune enfant peut donc ressentir une identité de genre qui diffère de son sexe et son genre assignés à la naissance. Il est difficile d’expliquer pour quelles raisons des enfants connaîtront une identité de genre différente de celle qu’on leur a attribuée à la naissance. Une chose est sûre, l’éducation reçue ne peut expliquer qu’un·e enfant ait une identité de genre différente de son sexe biologique. Comme personne cis, dont l’identité de genre correspond à son genre assigné à la naissance, il n’est pas nécessaire de comprendre le sentiment d’être trans pour avoir de la compassion et accepter ces enfants et ces personnes telles qu’elles sont.
Ainsi, un milieu de garde éducatif inclusif et qui ne renforce pas les stéréotypes de genre permettra à un enfant dont l’identité de genre ne correspond pas à son sexe assigné à la naissance de se sentir accepté et en sécurité. En effet, si le personnel éducateur permet à tous les enfants de faire les activités de leur choix, sans égard aux jouets, aux vêtements ou aux activités traditionnellement associés à un genre en particulier, l’enfant trans se sentira plus inclus·e.
À garder en tête quand on intervient auprès des enfants
Plusieurs éléments doivent être pris en considération lorsqu’on intervient en petite enfance et qu’on souhaite éviter le renforcement des stéréotypes de genre. L’enfant développant son identité de genre entre 0 et 7 ans, la petite enfance constitue un moment important pour offrir des modèles diversifiés et des possibilités variées à tous les enfants, sans les cantonner dans des rôles traditionnels ou des stéréotypes de genre. Plusieurs outils sont proposés à la section sur le site Web Enseigner l’égalité afin de rendre votre milieu de garde éducatif et vos pratiques pédagogiques inclusifs et exempts de stéréotypes de genre. Enfin, nous devons avoir conscience que nous-mêmes sommes un produit d’une socialisation genrée et que, involontairement, nous contribuons à les renforcer. Gardez votre œil critique ouvert et apprêtez-vous à faire la chasse aux stéréotypes !